Femmes antiques, beautés fanées : une gravure satirique de Jaspar Isaac
Francesca Alberti (CESR/université de Tours)
F. Alberti s’intéresse à une gravure de Jaspar Isaac intitulée « La Belle Helena. Cléopâtre. Lucrèce », qui montre Hélène, Lucrèce et Cléopâtre sous les traits de vieilles femmes très laides. Il s’agit d’une eau forte, issue de la collection de l’abbé de Marolles, qui avait une chalcothèque constituée de 123.000 pièces, achetée par Colbert, maintenant à la BnF. La gravure se trouve dans un ouvrage composé d’estampes avec des fous, un monde à l’envers, des comportements inconvenants, des figures monstrueuses, des scènes de cuisine et de ripaille. Il y en a, plus récentes, avec des scènes de vie. Dans le livre, Démocrite semble rire de la folie des hommes : une gravure avec Démocrite montrant le globe terrestre et riant côtoie l’image de Jaspar Isaac.
Les trois vieilles laides jouent sur des clichés : vieillesse ridicule, satire du mariage, misogynie… L’attrait pour les têtes grotesques a vu le jour juste avant, avec Léonard de Vinci. Jaspar Isaac apporte une nouveauté cependant, car il dessine d’anciennes beautés. La gravure n’est pas logique : ces femmes n’ont pas vécu à la même époque et leur sénéscence elle-même est une incohérence, car Cléopâtre et Lucrèce sont mortes jeunes. Par ailleurs, Cléopâtre était considérée comme une prostituée, femme étrangère et illégitime d’un romain alors que Lucrèce était un symbole de vertu et de liberté républicaine. La tradition figurative est pourtant plus complexe. Le viol de Lucrèce est un grand motif renaissant. Quant à Cléopâtre, elle est peu à peu réhabilitée (cf. la Cléopâtre de Michel-Ange). Mais ces tableaux ne peuvent pas inspirer Isaac. Pour ce qui est d’Hélène, c’est différent. Pasquale Sabbatino (La bellezza di Elena. L’imitazione nella letteratura e nelle arti figurative del Rinascimento) analyse sa fortune. La vieillesse d’Hélène ne se trouve pas chez Homère mais chez Ovide, Métamorphoses, XV (dont la traduction par Nicolas Renouard paraît en 1616). L’introspection d’Hélène est métamorphosée en facétie. L’invention d’Ovide constitue la base d’Isaac : il fait justement 15 planches pour la traduction des Métamorphoses de 1616 de Renouard.
Ces trois figures féminines sont un choix délibéré de l’artiste : c’est une image inédite du monde à l’envers, consciente de son efficace et de son incohérence narrative. On retrouve ça dans les huit divinités de l’Olympe chez Brambilla. L’estampe d’Isaac est à mi-chemin entre les inventions monstrueuses des têtes de Vinci et le naturalisme croissant qu’on trouve dans la peinture de genre (la vieille de Giorgione en est un exemple).
F. Alberti passe ensuite à l'analyse de l'image : les traits sont individualisés. Hélène est à gauche, elle reflète l'image traditionnelle de la veuve. Elle a des rides profondes, un visage sec, une verrue poilue sur le menton. Son vêtement couvrant est à motif oriental. À droite, en contraste, le corps de Lucrèce fait l'objet d'un dévoilement, comme dans les représentations de son suicide où sa poitrine est dénudée. Elle ressemble également aux allégories de l'envie ou de l'avarice, avec les tétins saillants et les seins pendants (cf. Marot sur le laid tétin) ou aux représentations de la luxure des vieux. Cupiditas désigne le désir débordant et la cupidité, les deux se superposent. Cléopâtre est la plus étonnante : elle porte un habit géométrisé à plusieurs strates, elle est grosse. Elle ressemble à l'homme-boeuf des traités physiognomoniques. Les deux sphères de son pendentif sont-ils une référence à ses yeux jadis étincelants et lascifs ou alors aux seins dévoilés de Lucrèce ? Sont-elles une allusion aux perles de la reine (réputées les plus grosses de tous les temps : Cléopâtre, selon les sources antiques, promit à Antoine qu'elle pouvait ingérer le plat le plus cher de tous les temps : elle fit dissoudre ses perles dans du vinaigre et les but lors d'un banquet) ? Sa corpulence est-elle le signe de sa gourmandise, liée à l'épisode des perles ? L'érudition est tournée en dérision, le haut et le bas, mêlés. Cela correspond à la définition du comique selon Aristote : il s'agit de la représentation des hommes bas, mais sans expression de douleur sur les masques.
L'image s'accompagne d'un texte : « Rome neust de Tarquin senti les durs fléaux/ Ni l'Egipte enterré Anthoine et son empire/ Ni Priam veu les feux Troye en cendre réduire / Si jeunes nous eussions porte de tels museaux ». Le texte et l'image confrontent laideur et stéréotype, dans une sorte de contrapposto beauté/laideur, jeunesse/vieillesse. Ce type de contrapposto est courant, cf. l'Allégorie de la vanité de Bernardo Strozzi. Mais chez Isaac, il ne s'agit pas seulement de rire de la vanité de l'âge (selon la tradition des grotesques), car il y a une individualisation des personnages, comme si c'étaient des « portraits chargés », où les personnes sont identifiables mais présentées avec des traits grossis. La caricature naît entre le XVIe et le XVIIe siècle : il s'agit ici de proto-caricatures. Les premiers exemples de caricatures naissent alors et portent sur des personnages célèbres (Dante, divinités de l'Olympe...).
Quel est le sens de cette estampe ? Elle est programmatique, et constitue une réflexion autour de la mimésis. Il s'agit de prendre le contre-pied de la tradition qui transmet les beautés latine, grecque et égyptienne. Boccace, dans son De Mulieribus Claris, à propos de la beauté d'Hélène, dit qu'elle est un défi pour le peintre qui doit faire effort pour transmettre l'image de sa beauté. L'anecdote de Zeuxis est au cœur d'un débat important sur la question de la représentation : faut-il imiter la pluralité ou la perfection d'un modèle ? En sort en tout cas une image que les effets du temps ne pouvait pas atteindre. Cela est aussi à croiser avec le mythe des femmes mortes jeunes, comme Simonetta Vespucci, qui ne seront jamais menacées par les ombres de la vieillesse. La concinitas, ou douceur de toutes les parties, est détruite par la vieillesse. Les belles femmes deviennent un désert desséché : l'image est chez Pétrarque, dans laquelle il décrit le visage de la vieille épouse de son serviteur, en ajoutant que si la fille de Tyndare avait eu un tel visage, Troie serait encore debout, paroles qui ne sont pas sans rappeler l'épigramme sous la gravure d'Isaac. Il y a peut-être un jeu aussi sur l'image des trois grâces, un rappel peut-être des Muses avec le mot « museaux ».
C'est finalement une image sans grande finesse, de qualité médiocre, alors que Jaspar Isaac était l'un des maîtres graveurs les plus habiles du temps : cela dénote une prise de distance par rapport à son propre médium. Il accentue les contrastes noir/blanc. En cela, l'image a trait à la caricature, car il y a une réduction au strict minimum, aux qualités expressives du dessin. Elle témoigne donc du jaillissement d'une nouvelle pratique artistique, la caricature. Ce faisant, Jaspar Isaac court un risque car l'image, qualitativement très faible, présente un discours sur l'art.
Compte-rendu par Anne Debrosse 10/08/2018