La production de livres grecs aux Pays-bas méridionaux au XVIe siècle.
Pierre Delsaerdt (université d’Anvers)
Résumé : Si Christophe Plantin représente le sommet de la typographie grecque aux Pays-Bas méridionaux, il serait toutefois injuste d’oublier que par cette partie de son fonds d’édition, il se situait dans une tradition qui, dans les anciens Pays-Bas, avait pris ravine au début du XVIe siècle. Dès les années 1520 en effet, de nombreuses éditions en caractères grecs avaient vu le jour à Louvain, afin de répondre à la demande soutenue occasionnée par la présence du Collegium trilingue, créé en 1517, où l’enseignement des trois langues latine, grecque et hébraïque attirait une population internationale nombreuse.
La Bible polyglotte, imprimée par Plantin, est d’une complexité terrifiante: il s’agit de 8 volumes in- fol. produits entre 1568 et 1573, sous le patronage du roi d’Espagne. Y figurent 5 langues et 4 alphabets. 6 versions sont présentées en parallèle. 13 exemplaires ont été imprimés.
Plantin n’est cependant pas le premier à imprimer du grec. Cette activité avait lieu surtout à Louvain. En 1491, le Doctrinal d’Alexandre de Villedieu est imprimé par Thierry Martens. Il s’agit d’une grammaire latine, avec quelques mots grecs. En 1501, le même Thierry Martens imprime l’Opusculum eruditum quo continetur declamatio philosophi medici & oratoris de excellentia disputantium de Béroalde, aussi avec quelques mots de grec. Il faut cependant attendre encore une dizaine d’années pour qu’il y ait vraiment du grec dans les ouvrages imprimés. En 1516, Thierry Martens imprime les Tabulae sanae quam utiles Graecarum musarum adyta compendio ingredi cupientibus d’Aléandre.
Une question se pose : pourquoi y a-t-il des impressions en caractères grecs à Louvain particulièrement ? La ville dispose d’une université certes, mais cela ne suffit pas à répondre à la question car les cours sont en latin. Les premiers à donner des cours particuliers de grec, d’anciens élèves d’Aléandre à Paris, apparaissent au début du XVIe siècle. À Louvain, il existe de 1517 à 1797 un Collegium trilingue, collège des trois langues, qui connut un succès croissant. Les cours de grec sont nés des besoins didactiques du collège. Martens a donc pu imprimer les ouvrages afférents (Xénophon, etc.). Au départ de Martens, l’imprimerie est reprise pas son beau-fils mais ce dernier ne continue pas à imprimer le grec.
Le flambeau est en fait repris par le correcteur de chez Martens, Rutgerius Rescius. Rescius n’a que 25 ans, en 1518, quand il a été contacté par le collège trilingue pour y donner des cours. Rescius se maria, ce qui était mal vu. Il refusa des cours au collège de France. Pour sécuriser les textes grecs, il recruta Johann Sturm, fils d’un entrepreneur fortuné : ainsi, les deux purent procéder à l’achat de caractères typographiques et de matériel. En 1531, Rescius s’associe avec un autre imprimeur, Bartholomius Gravius, car Sturm était parti à Paris, au Collège de France. À la mort de Rescius, Gravius continue le travail.
La mise en page dépend de l’emploi qui est fait de l’ouvrage par le public. Le format privilégié est l’in-4°, aisé à manipuler, avec une mise en page aérée, des interlignes plus grands et des marges importantes. De fait, les exemplaires conservés sont souvent amplement annotés, leurs marges et interlignes souvent remplis d’annotations.
La difficulté pour l’imprimeur était d’adapter l’alphabet grec, très curviligne, au moule rectangulaire inventé par Gutenberg, qui convenait mieux au latin ou au gothique. L’alphabet grec est en effet composé de 24 minuscules et majuscules, sans compter les accents, esprits, iota souscrits et abréviations. La police la plus durable fut celle d’Alde Manuce, qui s’inspirait de l’écriture des scribes crétois. Or, ces derniers entretenaient la spécificité de leur graphie et avaient un grand succès auprès des lettrés : pour obtenir un succès commercial, il fallait donc reprendre ces graphies si reconnaissables. Cependant, reproduire toute la vitalité des scribes grecs du temps revenait à recourir à un nombre impressionnant de caractères. Ce phénomène persiste tout le long du XVIe siècle. Il est difficile de distinguer les caractères originaux de Manuce des copies qui en ont été faites, mais c’est la preuve que ces signes vénitiens étaient très prisés.
Toute la matrice des lettres grecques de Plantin, achevée en 1530, est conservée au musée Plantin-Moretus. En 1540 a lieu un double glissement géographique et typographique avec le déplacement du centre européen de la gravure de caractère du sud vers Paris, et l’apparition des « Grecs du roi ». Ceci est le fruit de la politique de François Ier. En effet, il crée en 1530 son propre collège des trois langues. Par ailleurs, il crée l’Imprimerie royale grecque et ordonne le dépôt à la bibliothèque royale de chacune des éditions. Le 2 novembre 1540, François Ier fait un contrat avec Claude Garamond. Garamond devait être instruit par Ange Vergèce : les « Grecs du roi » ont été faits à partir de modèles dessinés par Vergèce. Ils ont encore beaucoup de variantes, comme pour Manuce : il y a 3 corps de caractères grecs, 1300 poinçons. Les Grecs du roi sont encore plus estimés que ceux de Manuce, pour leur précision et leur régularité. Leur grande qualité compense le nombre massif d’abréviations etc. Même, la complexité des caractères de Garamond leur assure un prestige important. Pendant 10 ans, l’emploi en est réservé au seul Robert Estienne, mais il existait déjà des copies 5 ans plus tard. La gravure typographique française jouissait d’une très grande réputation et s’est largement diffusée.
Plantin accorde une grande importance à la qualité. En 1567 il imprime un spécimen de caractères (Index sive specimen characterum Christophori Plantini, 16 feuillets in-4°). Le spécimen présente d’abord les caractères hébreux et grecs puis seulement les romains, italiques et gothiques. Plantin cherche ainsi à asseoir sa réputation d’imprimeur savant. Les polices sont fortement inspirées de Garamond : elles sont faites par Robert Granjon et Plantin lui a demandé explicitement qu’il copie Garamond. Dans la correspondance de Plantin, on trouve les indices que Plantin voulait se positionner comme imprimeur savant, capable d’imprimer en toutes langues. Ainsi, le 20 avril 1567, il écrit en Espagne et souhaite convaincre Philippe II qu’il pouvait imprimer et avec grande qualité une bible polyglotte.
Au cours de sa carrière, Plantin imprime 109 ouvrages en grec, dont 45 principalement ou exclusivement en grec. Il s’adresse à un public scolaire surtout (par exemple, avec la grammaire grecque de Clénard), mais il propose aussi des publications plus ambitieuses. Moretus continua ensuite la jeune tradition familiale, après 1589. Il a pu garder le monopole jusqu’à 1595, puis un autre eut le monopole, si bien que la production grecque diminua. En outre, la littérature grecque n’enthousiasmait plus le public des Pays-Bas espagnols : en 1612 sort le dernier ouvrage grec substantiel de chez Plantin-Moretus. La production de grec a donc duré un siècle seulement.
La Bible polyglotte se compare à celle de la Complutense, que la polyglotte devait compléter et surpasser. Quand on regarde les deux, il apparaît que la Bible d’Alcala est moins claire : la densité des textes diffère selon les caractères utilisés. Les gothiques et romains sont plus foncés que les autres. Chez Plantin, tout est plus aéré, car il utilisait des caractères d’imprimerie plus performants sans doute.
En conclusion : premièrement, cette communication a porté sur une région bien spécifique de l’Europe, mais les frontières politiques sont dérisoires, car les caractères grecs sont pris à l’étranger. Plantin et Granjon sont des français émigrés à Anvers. Deuxièmement, l’histoire de la typographie et de la mise en page est une histoire des nuances et des détails. Elle peut nous inspirer à une époque où la rapidité a pour conséquence que les productions ne sont pas ficelées.
Compte-rendu par Anne Debrosse 10/08/2018