Des usages des compilations et recueils géographiques : lectures, traductions, réemplois (XVIe-XVIIIe siècles)

Des usages des compilations et recueils géographiques : lectures, traductions, réemplois (XVIe-XVIIIe siècles)

Indiae orientalis pars X, Francfort, 1613

Indiae orientalis pars X, Francfort, 1613

À l’époque moderne, bien des récits de voyages et discours géographiques se présentaient sous la forme de compilations imprimées ou de recueils composites. Pendant longtemps l’ensemble n’a été considéré comme unifié que par les bibliophiles et collectionneurs à la recherche du recueil « complet », à l’instar de Boucher de La Richarderie (1808) qui en livra une bibliographie faisant encore autorité. On a souvent consulté ces recueils pour y trouver le texte de tel voyageur ou de tel chroniqueur indépendamment de l’objet-livre dans lequel ces derniers étaient réunis. On a aussi vu dans ces recueils des témoignages d’une culture de la mobilité européenne qui documentaient à la fois la diversité des lieux fréquentés par les voyageurs et l’intensité de cette fréquentation. Cette journée d’études vise à réinterroger ces objets à la lumière des projets éditoriaux affichés par les compilateurs d’une part et d’autre part des formes d’appropriations de ces recueils par d’autres acteurs. Il s’agit aussi en cela de contribuer à la réflexion actuelle sur les usages contextualisés de l’imprimé et de l’écrit.

L’attention renouvelée pour les ouvrages composites (“reference books”, miscellanées, anthologies et recueils) et les acteurs qui en sont à l’origine a permis d’éclairer les projets intellectuels des principales compilations de l’époque moderne. Qu’il s’agisse de rassembler des matériaux hétérogènes (Trevisan 1504, Thévenot 1663-1696), de regrouper différents textes traitant d’un espace donné (Manuzio 1543, De Bry 1590-1602 et 1597), de recueillir une variété de sources aptes à livrer une image mise à jour du monde (Ramusio 1550-1559), d’opérer une sélection fondée sur une perspective de célébration nationale (Hakluyt 1588-1589 et 1598-1600, Purchas 1625-1626) ou encore de traduire et amplifier l’oeuvre d’un autre (abbé Prévost 1735-1749), le choix de cette forme peut s’expliquer par le rapport renouvelé au monde où l’expérience de la Terre par les voyages nécessite un discours à la fois unitaire et multiple. En effet après la Renaissance toute tentative de description de l’oikoumène ne peut plus être que polyphonique. Si le travail éditorial des compilateurs est désormais au cœur des préoccupations – sélection, traduction, agencement, paratextes – la question des usages du livre à la fois par ces derniers et par les différents acteurs qui les entouraient reste, elle, pendante. Comment les compilateurs accédaient-ils aux manuscrits anciens ou modernes ? Quelles étaient les interactions entre les compilateurs et les voyageurs ? Ces derniers avaient-ils leur mot à dire sur le projet d’ensemble ?

L’existence des recueils et compilations comme imprimés ne peut pas s’élucider en se contentant d’un tête-à-tête entre le géographe de terrain et le géographe de cabinet. Imprimeurs, graveurs, cartographes et informateurs participaient aussi, à des degrés divers, à l’élaboration du produit fini. Certains recueils étaient coûteux à produire et nécessitaient, vraisemblablement, la protection de mécènes ou le recours à des souscriptions. Autorités politiques et religieuses approuvaient, encourageaient ou toléraient, par les institutions censoriales, ces publications. Réseaux de correspondants lettrés et périodiques savants assuraient enfin la renommée de ces ouvrages en même temps qu’ils en guidaient la lecture. Comment les projets de compilations résistaient-ils ou s’adaptaient-ils à l’ensemble des investissements sociaux de ces livres ? Comment, dans le temps long de l’élaboration de certains recueils, l’ambition initiale pouvait-elle évoluer ? Que sait-on, au juste, de cette voix qui s’autorisait à commenter les voyages des autres ? De même, l’étude des recueils factices (conçus et reliés par des collectionneurs) ou les compilations manuscrites pourrait permettre d’apporter dans ce cadre un contrepoint aux compilations imprimées. Quel était le lien entre les pratiques bibliophiles et les pratiques de publication ?

Face à ce qui pouvait être conçu comme une bibliothèque géographique idéale par des compilateurs, les pratiques de lecture pouvaient faire échec à ce projet. Théoriquement, le lecteur pouvait feuilleter le recueil à la recherche des images, consulter de manière ciblée telle ou telle partie ou le lire in-extenso. En cela, les compilations géographiques étaient manipulées par des acteurs impliqués dans la constitution des savoirs : cartographes, dessinateurs et érudits pouvaient y trouver la matière pour leur production. Ces recueils apparaissaient de plus comme des ouvrages de références dans des domaines qui excédaient largement les savoirs géographiques puisqu’ils ont pu servir de sources à l’histoire naturelle ainsi qu’aux théories politiques et juridiques, voire philosophiques. Difficile à documenter, cette histoire de la lecture est cependant possible parce que les compilateurs étaient eux-mêmes en quelque sorte des braconniers. On s’intéressera particulièrement aux réemplois de textes déjà parus, aux traductions et au fait que l’intégration de textes par des compilateurs sont non seulement des choix éditoriaux, mais portent aussi les traces de leurs lectures antérieures. Lorsque les recueils aspiraient à rendre compte du monde dans son intégralité, quelle image du monde pouvait résulter du remaniement des textes ou de leur réélaboration par d’autres ? Ces circulations de textes peuvent être saisies à l’échelle transnationale au point que certains compilateurs, en traduisant des extraits, entendaient se mettre dans la filiation d’une compilation étrangère. Dans le contexte des premiers empires coloniaux, faut-il voir dans ces appropriations le témoignage des rivalités européennes pour la domination des territoires ultra-marins et la participation des compilateurs à l’extension sur le papier des conflits ? Ou bien s’agissait-il d’une activité érudite polarisée par la curiosité pour le monde et soucieuse de mettre à la disposition des informations sur des horizons lointains aux amateurs d’exotisme ?

Les axes envisagés sont les suivants :

● Lire/fabriquer une compilation géographique : acteurs et pratiques

○ Quels lecteurs de compilations sont les compilateurs ? Comment fait-on référence à une compilation ? Lit-on les textes singuliers, les paratextes, ou bien la compilation en tant qu’œuvre ? Quelles sont les filiations entre différentes compilations des XVIe et XVIIe siècles ? Faut-il parler de filiation, de modèles ou d’appropriations ?

○ Existe-t-il des traces matérielles de lecture des compilations et recueils géographiques ? Comment les compilations sont-elles commercialisées, vendues, conservées ? Qui possède, de quelle manière, sous quelle forme, ces recueils ? Quelles sont les pratiques bibliophiliques historiquement situées qui leur sont attachées ?

○ Quels sont les différents acteurs qui participent à l’élaboration et à la circulation d’une compilation imprimée ?

● Réemplois et rééditions

○ Pourquoi réemployer des textes, des illustrations ou des cartes ? D’où viennent ces matériaux ? Comment les compilateurs y ont-ils eu accès ? Servent-ils le projet intellectuel du recueil ?

○ Ces réemplois proposent-ils de simples rééditions de documents devenus inaccessibles ? Sont-ils partiels, totaux ou encore augmentés ? Dans le cas des compilations rééditées, existe-t-il des mises à jour en fonction de l’élaboration des savoirs dans le domaine ?

● Traduire : d’une compilation à une autre, d’une langue à une autre

○ Pour quelles raisons des compilateurs traduisent-ils des textes déjà parus dans des langues étrangères ? S’agit-il là d’un processus de classicisation d’un récit de voyage particulier devenu incontournable en raison de ses qualités intrinsèques ? Ou bien la traduction de tel texte n’était-elle effectuée que pour servir le projet d’ensemble du recueil ?

○ Quels sont les enjeux politiques liés à la traduction de documents étrangers ? Comment ces textes sont-ils traduits, commentés, augmentés, qualifiés ?

○ Les traductions de compilation interviennent-elles aussi sur la structure et l’organisation des matériaux d’un ouvrage composite ?

● La compilation mise au service de la constitution des savoirs

○ Quels usages sont faits des compilations géographiques en cartographie ? Mais aussi dans l’élaboration des savoirs d’autres domaines ? (histoire naturelle, politique, droit, philosophie, etc.)

○ L’usage d’une compilation comme source de savoirs favorise-t-il l’adoption d’une perspective comparative ?

○ Compilations et collections : les compilations servent-elles à élaborer, compléter ou encore redoubler des collections d’objets et d’échantillons ?

 Comité d’organisation

  • Oury Goldman (Le Mans Université)
  • Fiona Lejosne (Université Sorbonne Nouvelle)
  • Maxime Martignon (Université Paris Nanterre Memo)

Comité scientifique

  • Louise Bénat-Tachot (Sorbonne Université)
  • Jean-Marc Besse (EHESS)
  • Catherine Hofmann (BnF)
  • Frank Lestringant (Sorbonne Université)
  • Ladan Niayesh (Université de Paris)
  • Nicolas Schapira (Nanterre)
  • Michiel van Groesen (Universiteit Leiden)

La journée d’études se tiendra à Paris les 5 et 6 mai 2022.

Les intervenants seront invités à présenter des cas susceptibles de nourrir les thématiques envisagées. Un résumé en français ou en anglais de 300 mots au maximum de la communication est à envoyer avant le 30 juin 2021 à l’adresse suivante : compilations.geographiques@gmail.com

 Suggestions de lecture

* Carey, Daniel et Jowitt, Claire (éds.), Richard Hakluyt and Travel Writing in Early Modern Europe, Farnham-Burlington, Ashgate, 2012.

* Chartier, Roger, « Textes sans frontières », in La main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur :  XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 2015.

* Dew, Nicholas, « Reading Travels in the Culture of Curiosity Thévenot’s Collection of Voyages », Journal of Early Modern History, vol. 10, no 1-2, 2006, p. 39-59.

* Groesen, Michiel van, The Representations of the overseas world in the De Bry Collection of voyages (1590-1634), Leiden Boston, Brill, 2008.

* Holtz, Grégoire, « Les récits de voyage du XVIe lus au XVIIIe siècle : Vente, collection et recomposition des imprimés géographiques », Revue française d’histoire du livre, 2016, n. 137, p. 135-151.

* Lestringant, Frank, L’Atelier du cosmographe ou l’image du monde à la Renaissance, Paris, Albin Michel, 1991.

* Mancall, Peter C. (ed.), Bringing the world to early modern Europe: travel accounts and their audiences, Leyden, Brill, 2007.

* Morinet, Mathilde, « « Publier les curieuses découvertes » : l’entreprise éditoriale de Melchisédech Thévenot dans ses Relations de divers voyages curieux (1663-1672) », Pratiques et formes littéraires [En ligne], 17 | 2020, 17 décembre 2020, URL : https://publications-prairial.fr/pratiques-et-formes-litteraires/index.php?id=223

* Pirillo, Diego « Voyagers and Translators in Elizabethan England: Richard Hakluyt, John Florio, and Renaissance Travel Collections », in Alison Yarrington, Stefano Villani, Julia Kelly (eds), Travels and Translations: Anglo-Italian Cultural Transactions, Amsterdam-New York, Rodopi, 2013, p. 27-43.

* Roche, Daniel, Humeurs vagabondes : de la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003.

* Schmidt, Benjamin, Inventing exoticism : geography, globalism, and Europe’s early modern world, Philadelphia, Univ. of Pennsylvania Press, 2015.

* Sherman, William H. « Bringing the World to England : the Politics of Translation in the Age of Hakluyt » Transactions of the Royal Historical Society, 2004, XIV, p. 199-208.

* Voigt, Lisa et Brancaforte, Elio, « The Travelling Illustrations of Sixteenth-Century Travel Narratives », Publications of the Modern Language Association of America, vol. 129, n. 3, 2014, p. 365-398.