La production du savoir : formes, légitimations, enjeux et rapport au monde

  • End date:
    01/12/2018, 00:00
AMMAN, Jost Fabrication du papier, 1568 Victoria and Albert Museum, London (Source : WGA)

AMMAN, Jost
Fabrication du papier, 1568
Victoria and Albert Museum, London (Source : WGA)

Cette tendance apparaît de façon évidente avec l’émergence des principales minorités historiques –celles que l’Histoire a minoré- qu’ont été les femmes, les minorités sexuelles ou les groupes colonisés et, à l’intérieur de ces derniers, les femmes des communautés colonisées. Des civilisations et des cultures dominées par les hommes se sont imposées partout sur la planète. En exerçant un contrôle sur les instances politiques de pouvoir comme sur la production du savoir, les hommes ont installé, à terme, une matrice patriarcale et hétéronormative, qui a longtemps conditionné et reproduit le social en garantissant la permanence des groupes dominants. Au XVe siècle, une série de changements concomitants se produisent au niveau planétaire, ils conduisent à l’installation de ce que Walter Mignolo qualifie de « matrice coloniale du pouvoir ». Pour de nombreux intellectuels issus de la pensée décoloniale, l’arrivée des Européens en Amérique crée en effet les conditions pour qu’émerge le système capitaliste, de même qu’elle constitue le point de départ de la mise en place d’une « matrice coloniale du pouvoir », qui ne cessera d’être renouvelée par la suite. Dans le récit de la modernité, qui pour Mignolo va de pair avec la logique de la colonialité, l’énonciation du savoir se construit ainsi elle-même comme centre, dans un processus d’invention qui fait des terres et des êtres humains situés hors de sa sphère une extériorité, en les marquant d’une double différence, spatiale et temporelle. C’est à cette opération épistémique que Frantz Fanon fera allusion avec sa célèbre métaphore des « damnés ».

L’épistème décolonial remet ainsi en cause le concept même d’universel, qui se construit dès les XVe-XVIe siècles en se fondant sur la colonisation de l’espace et du temps. Longtemps, ce dernier marquera les esprits et longtemps, malgré les combats menés par les femmes européennes dès le XVIIIe siècle, il restera blanc et masculin. L’implantation de la rhétorique de la modernité va donc de pair avec une logique de la colonialité, qui ne commencera pas à être explicitement nommée avant le XXe siècle, par des intellectuels tels qu’Anibal Quijano ou Frantz Fanon, et par des initiatives institutionnelles telles que la Conférence de Bandung de 1955. L’idée que, dans le cadre du modèle de pouvoir établi par la colonialité, une seule épistémologie a phagocyté la planète s’impose alors dans des secteurs de la société civile, du monde académique et même de la représentation politique. Dans tous ces milieux, l’idéal de pluri-versalité proposé par la pensée décoloniale a aujourd’hui sa place.

L’extrême diversification des discours et des savoirs est aujourd’hui une réalité. La préoccupation décoloniale, dont la question épistémologique est une des facettes, sous-tend les mouvements sociaux dans bien des latitudes du globe. Politiquement, un mouvement vers la pluri-versalité s’amorce ainsi, complexifié par la récupération du discours décolonial, que l’on peut parfois observer au sein de mouvements que seule l’opportunité d’exercer la force à une pareille échelle semble éloigner de l’obtention d’un résultat similaire. Par ailleurs, au sein de la propre matrice européenne/nord-américaine, sur le terrain économique et dans un monde globalisé, le poids des enjeux sous-tendus par la production du savoir se fait de plus en plus visible dans ce monde globalisé. La bataille légale engagée en Europe autour de la pertinence du renouvellement de l’autorisation d’utilisation du glyphosate, qui avait été déclaré probable cancérigène par l’OMS, a été un des derniers événements polémiques à le rendre visible. Ce débat en actualise néanmoins d’autres, qui se tiennent en sourdine depuis plusieurs décennies, notamment dans les domaines économiques ou agroalimentaires. Une partie de la société civile signale de façon récurrente que le peu de représentativité qu’ont certains enseignements dans les organismes officiels de formation, tels que les techniques de l’agriculture biologique ou les théories émanant de l’économie solidaire, constitue de fait un choix d’orientation.

Si, dans bien des domaines, notre monde contemporain avance à différentes vitesses, cela se vérifie également pour ce qui est de la production du savoir. Depuis plusieurs décennies, les pays de la périphérie économique intègrent ainsi à leurs réflexions académiques la question de la place que peut prendre l’épistémologie dans la reproduction du pouvoir en place. De plus, en Europe et aux Etats-Unis, nombre d’instituts indépendants ont émergé des mouvements sociaux et de la société civile, diversifiant l’offre traditionnelle liée à la militance historique et proposant de nouvelles sources alternatives de savoir. Finalement, comme il ne pouvait en être autrement dans le monde globalisé, les grandes entreprises financent aussi bien des organismes de recherche universitaires que des entités de recherche propres. Une très importante diversification dans la production du savoir se met ainsi en place, dans laquelle l’extrême conscience de l’instance énonciatrice semble de plus en plus fondamentale pour un accès à l’information qui soit capable d’envisager au plus près la totalité des possibles.

Quel est le rôle de la recherche institutionnelle dans ce monde presque borgésien où les sentiers bifurquent et se multiplient ? Quel rapport doit-elle entretenir vis-à-vis des organismes de recherche émanant tant de la société civile que du monde de l’entreprise ? Comment aborder la production scientifique et la préoccupation éthique dans un monde où l’imbrication des discours rend de plus en plus évident que l’objectivité est et demeurera un but inaccessible ? Où situer la limite entre l’exercice d’un scepticisme rigoureux et le non questionnement d’une pensée hégémonique ?

Pour aborder ces questions, nous proposons les axes suivants :

  • Quels rapports entre recherche institutionnelle, militante, privée ? Des sphères bien distinctes produisent aujourd’hui du savoir : les institutions, la société civile, le monde de l’entreprise. Souvent, elles possèdent des méthodes et des ressources tout en poursuivant des objectifs distincts. Elles entrent même parfois en conflit. Comment s’articule le savoir ainsi produit ? Le lieu de l’énonciation a-t-il une incidence significative dans la production du savoir ? Comment chaque milieu peut-il influer sur les méthodes ? Doit-on faire le deuil de l’idéal de l’objectivité ? Les recherches émanant d’organismes aussi distincts peuvent-elles se nourrir mutuellement pour conduire à de possibles dépassements ?
  • Epistémologie et pouvoir : Dans quelle mesure le pouvoir limite-t-il le champ des possibles ? Quel est le rôle du lieu d’énonciation au XXIe siècle ? Dans quelle mesure façonne-t-il la légitimité du savoir ? Quel rapport entre le savoir et ses institutions ?
  • Quelle est l’incidence de la géopolitique dans la production du savoir ? Bien que s’étant pensée comme telle au XXe, la pensée décoloniale prospère en réalité depuis le XVIe siècle. La conscience qu’elle a d’elle-même a néanmoins permis que, de nos jours, les théories et visions qui en émergent conforment de vrais modèles alternatifs. De quelle manière les équilibres géo-politiques et les traditions épistémiques déterminent-elles les possibilités de leur émergence de par le globe ? Dans quelle mesure les mouvements sociaux la nourrissent-ils ?
  • L’approche étant avant tout interdisciplinaire, les perspectives émanant des prismes de la philosophie, des sciences techniques, des sciences de la nature et de l’environnement, de la sociologie, de la critique littéraire, de la narratologie, des sciences de la communication, de la médecine ou de la psychologie seront bienvenues.

 

Les propositions de communications devront parvenir au comité d’organisation à l’adresse production-du-savoir@unice.fr

au plus tard le 1 décembre 2018.

Les propositions devront comporter le nom et le prénom, le titre, un résumé de la communication d’environ 300 mots et une brève notice biographique.

Les communications feront l’objet d’une publication dans le deuxième volume de la collection Nouveaux Imaginaires lancée en décembre 2017 par notre équipe, sur le modèle de l’épi-collection.

Frais d’inscription

  • sont de 40 euros (chercheurs titulaires ; chercheures indépendants)
  • 30 euros (doctorants)

Ils seront à régler après l’acceptation de la communication par le comité scientifique.

Comité d’organisation :

  • Sara Calderón, maîtresse de conférence
  • Marc Marti, professeur
  • Jacques Cabassut, professeur
  • Magali Guaresi, docteure

Bibliographie indicative

  • AMORIN, M., Raconter, Démontrer, … Survivre, Ramonville Saint Agne, Erès, 2007.
  • ARENDT, A. Qu’est-ce que la politique ? Paris, Seuil, l’ordre philosophique, Tr, Fr 2014, (2005).
  • BOURDIEU, Pierre, “Pour un savoir engagé”, Le Monde Diplomatique, 557, 2002, 3.
  • BOURGUIGNON-ROUGIER, Claude, COLIN, Philippe, GROSFOGUEL Ramón, Penser l’envers obscur de la modernité – Une anthologie de la pensée décoloniale latino-américaine, Limoges, Pulim, 2014.
  • BUTLER, Judith,
  • Défaire le genre, traduit de l’anglais (EU) par Maxime Cervulle, Paris, Amsterdam, 2006.
  • Vies précaires. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, traduction Jérôme Rosanvallon, Jérôme Vidal, Paris, éd. Amsterdam, 2005.
  • CASTRO-GOMEZ, S. y GROSFOGUEL, R. (eds.), El giro decolonial. Reflexiones para una diversidad epistémica más allá del capitalismo global. Bogotá, Iesco-Pensar-Siglo del Hombre Editores, 2007.
  • DORLIN, ELSA, La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, Paris, La Découverte, 2008.
  • DUSSEL, Enrique, Filosofía de la liberación, Mexico, FCE, 2011.
  • FOUCAULT, Michel,
  • L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.
  • L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
  • Leçons sur la volonté de savoir. Paris : Seuil, Gallimard, 2011, (1970-71).
  • HALL, Stuart, Politique des différences, Paris, éd. Amsterdam, 2013.
  • LACAN, Jacques, Le Séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse. Paris : Editions du Seuil, Le Champ Freudien, 1991, (1969-1970).
  • LEGENDRE, P. Ce que l’occident ne voit pas de l’Occident/ Conférences au Japon. Paris : Arthème-Fayard, Summulae-Mille et une nuits, Coll. Les quarante piliers dirigée par P. Legendre. Paris, Editions Syllepse, 47-55 et 57-66, 2004.
  • LANDER, Edgardo (dir.) La colonialidad del saber : eurocentrismo y ciencias sociales : Perspectivas Latinoamericanas, Buenos Aires : CLACSO, Consejo Latinoamericano de Ciencias Sociales, http://bibliotecavirtual.clacso.org.ar/ar/libros/lander/lander.html
  • HARAWAY, Donna, Cyborg Manifeste, Manifeste Cyborg, Paris, Exils, 2007.
  • MIGNOLO, Walter, La désobéissance épistémique. Rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et grammaire de la décolonialité. Trad Yasmine Jouhari et Marc Maesschalck, Bruxelles, PIE Peter Lang, 2015.
  • QUIJANO, Anibal
  • « Colonialidad y modernidad/racionalidad », en Los conquistados. 1492 y la población indígena de las Américas, H. Bonilla, (Comp.), Quito : Tercer Mundo‐Libri Mundi editores, 1992.
  • « Colonialidad del poder y clasificación social », Journal of world-systems research, vi, 2, Summer/Fall, 2000, p. 343. http://cisoupr.net/documents/jwsr-v6n2-quijano.pdf
  • Colonialidad del Poder, Globalización y Democracia, en VVAA Tendencias Básicas de Nuestra Época : Globalización y democracia . Instituto de Estudios Diplomáticos e Internacionales Pedro Gual, Caracas, 2001, pp. 25-61.
  • SAURET, M-J. (2005). Psychanalyse et politique. Toulouse, Presses Universitaires du Mirail – Psychanalyse &.
  • SOUSA SANTOS, Boaventura de, Renovar a teoria crítica e reinventar a emancipação social, São Paulo, Boitempo Editorial, 2007.
  • SOUSA SANTOS, Boaventura de, 2014, Epistemologies of the South. Justice against Epistemicide, Boulder/London, Paradigm Publishers.WITTIG, Monique, La pensée straight, Paris, Ed. Amsterdam, 1992.