Représenter la nature dans la poésie française de la Renaissance (1550-1600)

Représenter la nature

dans la poésie française de la Renaissance (1550-1600)

 

Université de la Sorbonne Nouvelle, vendredi 2 juin 2023

 

Atelier-colloque – Appel à contributions

 

 

« La seconde moitié du XVIe siècle voit une floraison de textes bucoliques[1]. » Ce « déferlement poétique[2] » ne se limite pas à l’églogue proprement dite : il se développe en silves, en bergeries, en pastorales, en hymnes, en poésie morale ou scientifique et irrigue les autres genres poétiques à travers des motifs et des figures variées. Qualifié par Ronsard de « peintre de la nature », Rémy Belleau est l’exemple même de cette inspiration. Après une refondation anacréontique, son œuvre décline différents rapports à la nature : renouvellement hymnique dans les Petites Inventions (1556), écriture pastorale dans ses deux Bergeries (1565 et 1572) et même ambition minéralogique dans ses Amours et Eschanges des pierres précieuses (1576). Mais il n’est pas le seul. C’est l’arbre qui cache une vaste et chatoyante forêt allant du Bocage (1554) ou des Hymnes (1555-1556) de Ronsard à la Sepmaine (1578) de Du Bartas en passant par les Foresteries (1555) de Jean Vauquelin de La Fresnaye, les Plaisirs de la vie rustique (1574) de Guy Du Faur de Pibrac et un grand nombre d’autres recueils et poèmes.

Cette « mode verte », selon l’expression de F. Joukovsky, a déjà été l’objet d’études historiques[3], thématiques[4], rhétoriques[5], génériques[6] et idéologiques[7]. Au-delà de leur variété, qu’il ne s’agit ni de simplifier ni d’unifier, ces travaux ont notamment montré à quel point la poésie de la nature était à la Renaissance fondée sur une imitation savante, davantage inspirée par les sources antiques et italiennes, la tradition du locus amoenus ou les savoirs cosmologiques anciens, que par l’expérience directe du monde naturel[8]. Ils ont également souligné les fonctions allégoriques ou didactiques de ces représentations. Les éloges de la vie rustique, par exemple, constituent bien plus les incarnations d’une pensée morale, d’un discours anti-aulique, d’une nostalgie aristocratique ou d’une volonté de fuir les violences des guerres de Religion, que l’expression d’une pratique agricole directe. Codes énonciatifs, références mythologiques, figures d’analogie convenues, descriptions topiques, régime allégorique : il est certain que l’écriture de la nature à la Renaissance se montre très souvent conventionnelle.

Pourtant, ces conventions ne se réduisent pas à des fleurs artificielles. Non seulement elles sont liées à une expérience réelle de la nature plus présente au XVIe siècle qu’aujourd’hui[9], mais elles contribuent, avec les autres discours, à la construction culturelle de la nature par l’être humain. Or la seconde moitié du XVIe siècle voit pour certains s’engager le « grand partage » dualiste qui caractérise selon Philippe Descola la construction idéologique européenne de la nature[10]. Sans chercher à plaquer une vision historique ou une autre, force est de constater l’importance des changements (découverte du Nouveau Monde, instauration d’une nouvelle science, émergence du paysage en peinture, etc.). Avant la séparation entre « les épines de la science » et « les fleurs de la poésie »[11], les conventions poétiques des années 1550-1600 expriment aussi une représentation du monde naturel et des manières d’entrer en relation avec lui qui méritent pleinement d’être envisagées dans leur spécificité renaissante.

Ce constat, qui naît à l’heure où s’instituent les « humanités environnementales », invite à un renouvellement écopoétique des études consacrées à cette foisonnante poésie verte : interroger les formes poétiques qui rendent visibles le monde naturel et ses interactions avec les humains. En faisant le choix d’associer des approches formelles et des approches écocritiques[12], nous souhaitons comprendre autrement, de manière plus complète peut-être, les représentations poétiques de la nature de la seconde moitié du XVIe siècle. Plus exactement, notre ambition est de faire dialoguer librement des chercheuses et des chercheurs appartenant à ces deux champs, des sciences du langage à l’écocritique. Aussi, dans la perspective d’une réflexion collaborative, nous avons choisi de faire précéder la manifestation scientifique du vendredi 2 juin 2023 d’ateliers collectifs en visio-conférence, au nombre de deux ou trois (2e semestre de l’année 2022/2023), pour permettre aux participant·e·s d’échanger et de progresser ensemble. Enfin, nous envisageons une publication rapide des actes du colloque, éventuellement en ligne.

 

Proposition d’axes d’étude

 

Le parti-pris méthodologique de ce projet appelle deux principaux types de propositions, partant soit d’une approche formelle (linguistique, stylistique, versification, étude des genres littéraires, etc.), soit d’une approche théorique, politique, sociale, éthique ou autre. Les réflexions pourront porter aussi bien sur des corpus canoniques que sur des œuvres moins connues. Les axes d’étude envisagés ci-dessous ne sont que des suggestions, qui espèrent en faire naître d’autres.

 

  1. Défense et illustration de la nature de la Renaissance

Définitions. Comment se définit la nature renaissante à travers les textes poétiques ? Est-elle envisagée comme un espace fixe, un cadre en arrière-plan ou bien vaut-elle comme processus génératif (physis) engagé dans le temps ? Quels outils de la poïesis sont mobilisés ?

Défenses. Le souci de la nature constitue-t-il l’une des orientations éthiques du poème étudié ? Quel type d’écriture y est alors associé ? Quelles motivations y président ? Quelles stratégies formelles sont employées pour solliciter la responsabilité de celles et ceux qui lisent ?

Illustrations. Quelle nature est représentée ? Est-elle figurée comme un ensemble d’acteurs à part entière ? Est-elle située à égalité avec l’être humain ? Quelles interactions se dessinent alors entre eux et selon quelles modalités ? Quels procédés formels sont mis en œuvre en ce sens ? Enfin, quelles valeurs en découlent ?

  1. Voir la rose comme rose : lectures « naturelles »

Cheminer vers la nature. A une époque où la création poétique est par essence médiatisée (par l’imitation de textes antiques ou contemporains), est-il possible de considérer la nature comme nature, au-delà de toute érudition ? Cet axe d’étude est conçu comme une invitation à l’expérimentation éco-poétique : pouvons-nous espérer « rencontrer »[13], comme le fait par exemple P. J. Usher[14], la rose de Ronsard en tant que rose et non comme métaphore, comparaison ou symbole de la fuite du temps ? A quel point est-il possible, pour nous, chercheuses et chercheurs, de mettre de côté notre rapport médiatisé aux représentations poétiques de la nature ? Que se produit-il si l’on valorise, pour un temps au moins, la nature au sens physique, sans y chercher de figuration ? Cela invite-t-il à une réévaluation des textes envisagés ? On pourra chercher ici à rendre compte des descriptions de la nature en prêtant une attention rigoureuse aux mots employés par les poètes pour dire la nature.

Regarder la nature avec les yeux des poètes. Quelle nature a inspiré les hommes et les femmes de la Renaissance ? Que sait-on de leur environnement végétal, animal, minéral ? Des nuances de couleurs auxquelles ils et elles étaient sensibles ? D’autre part, quelles étaient les connaissances de la nature à leur disposition ? On propose ici de décentrer l’histoire littéraire pour mettre à profit les savoirs scientifiques, biographiques, historiques au service d’une nouvelle rencontre avec les textes poétiques et la nature de la Renaissance.

Le labeur et le naturel. Comment s’opère, dans un poème, la négociation entre nature vécue et nature connue (par la lecture) ? Peut-on observer en particulier des tentatives pour se défaire des stéréotypes, des clichés sur la nature, qui se joueraient à la faveur de l’expérience vive d’une nature retrouvée ? Quelles tensions émergent alors dans les textes et comment sont-elles (ou non) résolues – quelles solutions mais aussi quels stratagèmes rhétoriques ?

Les propositions (autour de 300 mots) sont à adresser en anglais ou en français à l’adresse representerlanature2023@gmail.com pour le 1er décembre 2022.

Comité d’organisation

Olivier Halévy, MCF à l’Université de la Sorbonne Nouvelle, Laboratoire CLESTHIA, EA 7345 Langages, systèmes, discours.

Thomas Murphy, Doctorant, Department of French Literature, Thought & Culture, New York University ; Summer Teaching Faculty (Latin), Latin-Greek Institute, Brooklyn College.

Adèle Payen de La Garanderie, Doctorante, Sorbonne Université (Paris), UFR de Langue Française, Laboratoire STIH, ED 433 Concepts et Langages.

 

 

New York UniversityDepartment of French Literature, Thought and Culture Sorbonne UniversitéLaboratoire STIH Université Sorbonne NouvelleLaboratoire CLESTHIA

 

 

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[1] F. Joukovsky, La Renaissance bucolique, GF/Flammarion, 1994, « Introduction », p. 9. Voir aussi « Rustic description », D. B. Wilson, Descriptive Poetry in France from blason to baroque, Manchester University Press, 1967, p. 156-202.

[2] J. Boucher, « Vrai ou faux amour de la campagne à la cour des derniers Valois ? », dans Essais sur la campagne à la Renaissance : mythes et réalités, dir. G-A. Pérouse et H. Neveux, Société française des Seiziémistes, 1991, p. 63.

[3] G. Delley, L’Assomption de la nature dans la lyrique française de l’âge baroque, Berne, H. Lang, 1969, Y. Giraud, Le Paysage à la Renaissance, Fribourg, Editions Universitaires, 1988.

[4] Voir par exemple H. Naïs, Les Animaux dans la poésie de la Renaissance française, Paris, Klincksieck, 1961, Le Soleil à la Renaissance, sciences et mythes, Bruxelles, P.U. de Bruxelles, 1965, F. Joukovsky, Paysages à la Renaissance, Paris, PUF, 1974, J. Céard, La Nature et les prodiges, Genève, Droz, 1977.

[5] M. Simonin, « ‘Poësie est un pré’, ‘Poëme est une fleur’ : métaphore horticole et imaginaire du texte à la Renaissance », La Letteratura e i giardini, Atti del convegno internazionale di studi di Verona-Garda (2-5 oct. 1985), Florence, Olschki, 1987, p. 45-56 (repris dans L’Encre et la lumière, Genève, Droz, 2004, p. 253-263), D. Duport, « Les Jardins qui sentent le sauvage. » Ronsard et la poétique du paysage, Genève, Droz, 2000 ainsi que Le Jardin et la nature. Ordre et variété dans la littérature de la Renaissance, Genève, Droz, 2002.

[6] Sur l’églogue, voir par exemple A. Hulubei, L’Eglogue en France à la Renaissance, Droz, 1938 et N. Dauvois, « Et in Arcadia ego. Modes, styles, formes et voix. L’églogue en France à la Renaissance, un laboratoire poétique », Revue Fontenelle, n° 10 « Pour un siècle pastoral », 2013, p. 41-57. Sur l’hymne, voir N. Lombart, L’Hymne dans la poésie française de la Renaissance, Classiques Garnier, 2016, et notamment « L’Hymne, louange émerveillée d’un monde admirable », p. 492-526. Sur la pastorale, on peut citer D. Ménager, L’Aventure pastorale, Les Belles Lettres, 2017. Sur la poésie scientifique, qu’Isabelle Pantin appelle « poésie de la nature » (La Poésie du ciel en France dans la seconde moitié du Seizième siècle, Genève, Droz, 1995), voir V. Giacomotto-Charra, « Qu’est-ce qu’un livre scientifique ? À propos de la poésie encyclopédique de du Bartas au XVIe siècle », Cahiers d’Epistémè, n°2, 2008, p. 59-79, ainsi que La Forme des choses. Poésie et savoirs dans « La Sepmaine » de Du Bartas, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2009 et « Le poète aimé des savants : la réception scientifique de Du Bartas entre 1580 et 1630 », Littératures classiques, 2014, vol. 3, n° 85, p. 249-260 ; voir aussi l’introduction à Maurice Scève, Microcosme, éd. M. Clément, Paris, Classiques Garnier, 2013 et les travaux de C. Cacciola sur Christofle de Gamon comme « La mise en vers des savoirs ichtyologiques dans les Pescheries de Christofle de Gamon (1599) », Transmission des savoirs sur les poissons et les animaux aquatiques, textes et images (Antiquité, Moyen Âge, XVIe siècle), 4-6 novembre 2021, Université de Caen Normandie, Caen.

[7] Voir par exemple L. Mackenzie, The Poetry of Place: Lyric, Landscape, and Ideology in Renaissance France, University of Toronto Press, 2011.

[8] Pour l’influence de Virgile sur la poésie française du XVIe siècle, voir Virgilian Identities in Renaissance in the French Renaissance, dir. Phillip John Usher et Isabelle Fernbach, Cambridge, D. S. Brewer, 2012. Sur les éditions et traductions de Virgile à la Renaissance en France, voir l’article de référence d’A. Hulubei, « Virgile en France au XVIe siècle : éditions, traductions, imitations », Revue du Seizième Siècle 18 (1931), p. 1-77.

[9] Par exemple les poètes de la Brigade se plaisent aux sorties et aux pique-niques dans les champs. A propos de « l’Halycon ou rossignol des rivières » qu’il décrit dans son Histoire de la nature des oiseaux (1555), Pierre Belon rapporte les promenades organisées par Jean Brinon dans sa propriété de Médan pour ses amis poètes : « Ores cheminant par taillis […], tantôt se trouvant par les forêts, avaient plaisir de voir beaucoup d’espèces d’arbres avec leurs fruits : autrefois cueillaient diverses herbes sur les montagnes, et entre les vallées. Et là trouvant infinis arguments nouveaux, y firent Sonnets, Odes et Epigrammes Grecs, Latins et Français… » (p. 222). Plaisirs champêtres et culture savante se nourrissent mutuellement.

[10] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005 et notamment le chapitre « Le grand partage ».

[11] Hugues Marchal (dir.), Muses et ptérodactyles, La poésie de la science de Chénier à Rimbaud, Seuil, 2013.

[12] Sur les termes écopoétique et écocritique, voir la synthèse de S. Posthumus, État présent. L’écocritique est-elle encore possible ? Fabula, LHT n°27, 2021. Pour un aperçu du rapport entre écocritique et histoire littéraire du XVIe siècle, voir P. Goul et P. J. Usher, « Introduction », dans Early Modern Écologies : Beyond English Ecocriticism, éd. P. J. Usher et P. Goul, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2020.

[13] Sur la notion de rencontre, voir notamment M. Marder, Plant-Thinking – A Philosophy of Vegetal Life, Columbia University Press, 2013 (trad. française de C. Gruyer, Les Presses du réel, 2021). Voir aussi le numéro « Plantes » de la revue La Pensée écologique, 2020/2, n°6.

[14] P. J. Usher, « Almost Encountering Ronsard’s Rose », dans Early Modern Ecologies. Beyond English Ecocriticism, éd. P. Goul et P. J. Usher, Amsterdam University Press, 2020, p. 161-180.