“Retours à l’Apocalypse”. Héritage et hypertextualité dans les Mondes romans du Moyen Âge à nos jours.
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End date:30/04/2020, 00:00
Colloque international
Université de Lille, Avril-Mai 2021
Organisateurs :
Michele Carini, Pénélope Cartelet, Javier Jurado, Elsa Kammerer, Luís Sobreira
(Université de Lille, CECILLE – EA 4074 et ALITHILA – EA 1
Depuis la prise de conscience de la capacité de l’homme à causer sa propre fin, face à l’équilibre de la terreur établi par la guerre froide, jusqu’à l’essor actuel de la collapsologie et sa diffusion auprès du grand public, la notion d’apocalypse est devenue récurrente dans de nombreux discours et se trouve appliquée à de multiples domaines : apocalypse nucléaire, apocalypse écologique, apocalypse économique ou apocalypse politique, le terme semble pouvoir catalyser toutes les inquiétudes et hantises de l’humanité face à la possibilité de son anéantissement. Si le lien de filiation conceptuelle entre ce que Malcolm Bull[1] a désigné comme une pensée apocalyptique « séculière et populaire » et la tradition eschatologique « religieuse et savante » prête à débat[2], le vocabulaire et les références culturelles employés par la première proviennent sans nul doute de la seconde[3].
À l’heure où l’horloge de l’apocalypse ne marque que deux petites minutes avant un minuit fatidique, l’intérêt présent pour cette notion ne peut être qu’évident. Toutefois, l’utilisation indiscriminée du terme, son application immédiate à toutes sortes de contextes et l’oubli des références culturelles et religieuses qui lui sont liées induisent inévitablement un appauvrissement conceptuel de l’idée d’apocalypse, qui risque finalement de la vider de toute substance et, par conséquent, d’affaiblir son pouvoir de conviction face aux menaces qui pèsent sur le monde. C’est donc dans le but de contrer le danger de l’amplitude conceptuelle prise aujourd’hui par le terme et ses innombrables emplois métaphoriques et dans celui d’interroger les multiples contresens commis à propos de la notion même d’apocalypse[4] que nous proposons de revenir à la base textuelle de cette notion, afin d’en étudier l’héritage historique, esthétique et rhétorique du Moyen Âge à nos jours dans les aires de langues romanes.
Transcrit du grec ἀποκάλυψις, le terme renvoie initialement à l’idée de « dévoilement » ou de « révélation », mais, premier mot de l’Apocalypse de Jean – dernier livre du canon biblique chrétien –, il donne également son nom à la forme littéraire des écrits apocalyptiques, qui, dans les traditions juive et chrétienne, se présentent comme des révélations divines[5] portant sur les mystères divins, sur l’avenir plus ou moins lointain de l’humanité et, en particulier, mais non exclusivement, sur son devenir eschatologique, la fin dernière de l’homme et celle du monde s’y trouvant généralement intimement mêlées[6]. Parmi les textes apocalyptiques, certains n’ont été retenus ni au sein des Écritures juives (ainsi divers écrits intertestamentaires, comme le Livre d’Hénoch, le quatrième Esdras ou les Apocalypses grecque et syriaque de Baruch) ni au sein de la Bible chrétienne (telles les deux Apocalypses apocryphes des apôtres Pierre et Paul). Mais le genre apocalyptique a bien sûr laissé son empreinte dans la Bible, à la fois dans l’Ancien Testament (certains éléments du Livre d’Ézéchiel, des passages du Livre de Zacharie et, plus spécifiquement, le Livre de Daniel) et dans le Nouveau Testament (l’« apocalypse synoptique » des trois premiers évangiles, et surtout l’Apocalypse de Jean, souvent considérée comme le couronnement du genre, bien qu’elle n’ait pas toujours été incluse dans le canon biblique).
L’objectif du colloque « Retours à l’Apocalypse » est de mettre en évidence les liens unissant ce corpus apocalyptique antique et la tradition culturelle propre aux mondes romans depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours, afin de dégager l’empreinte de ce modèle sur les arts, la littérature et les conceptions religieuses, historiques et socio-politiques des aires culturelles romanes, depuis une perspective à la fois diachronique et synchronique. Sans prétendre à une exhaustivité que l’ampleur du champ apocalyptique rend inévitablement illusoire, ce colloque se veut donc éminemment pluriel, tant du point de vue des aires géographiques et des époques abordées que de celui des disciplines mises en œuvre, puisque Histoire, Littérature, Études visuelles, Sciences sociales et politiques sont invitées à y dialoguer. Parmi les approches et les objets d’études pouvant enrichir la réflexion commune proposée par cette rencontre, les intervenants sont invités à se pencher principalement sur les relations suivantes :
- Toute reprise littérale ou réécriture directe de passages des textes apocalyptiques.
- Toute reprise littéraire ou rhétorique d’éléments narratifs, symboliques ou stylistiques des textes apocalyptiques.
- Toute représentation visuelle (peinture, gravure, sculpture, photographie, cinéma) d’éléments narratifs ou symboliques des textes apocalyptiques.
- Toute reprise directe des textes apocalyptiques par les conceptions culturelles postérieures, dans les domaines religieux, historique ou socio-politique.
Les relations entre les textes apocalyptiques et les objets d’étude de ce colloque peuvent donc être variées, depuis la relation métatextuelle des commentaires et exégèses, jusqu’aux résonances conceptuelles sur la formalisation d’une pensée, en passant par tous les rapports possibles d’hypertextualité (citation, imitation, plagiat, parodie, pastiche, etc.), des relations que l’on ne restreindra pas aux seules sources textuelles, mais que l’on pourra ouvrir aux différents arts considérés.
Parmi les éléments génériques, textuels et symboliques pouvant retenir l’attention des intervenants, certains sont communs à la tradition apocalyptique dans son ensemble, tels que :
- Le statut de révélation divine (portant, conjointement ou non, sur les mystères divins, sur la signification véritable des événements passés, présents ou à venir, sur l’eschatologie) ;
- Le recours à des songes ou à des visions, qui impliquent, d’une part, la modalité textuelle du descriptif (emploi de l’hypotypose, de l’ekphrasis, de l’énumération, etc.) et, d’autre part, une forte présence du symbole et de l’allégorie ;
- La présence d’un prophète ou mystagogue, chargé de recevoir la révélation, mais aussi de la transmettre au reste des hommes (ce qui lui confère un statut de témoin et induit souvent l’utilisation d’une narration homodiégétique) ;
- L’existence d’un mécanisme d’exégèse, souvent inclus dans le texte et indispensable du point de vue de la réception, qui multiplie les interprétations et commentaires de ces textes ;
- La recherche d’un effet perlocutoire, qui par le biais d’annonces, de promesses et/ou de menaces, visent à consoler et/ou à provoquer un changement de comportement.
Enfin, si l’on considère l’écrit apocalyptique par excellence que constitue l’Apocalypse de Jean, on peut ajouter à cette liste d’éléments génériques la présence d’un certain nombre de motifs et de symboles plus spécifiques :
- De multiples visions angéliques et/ou cataclysmiques, parmi lesquelles la vision du trône de Dieu, entouré de vingt-quatre vieillards et de quatre êtres emplis d’yeux et à six ailes ; la vision des sept sceaux (qui incluent celles des quatre Cavaliers et des sept anges à sept trompettes) ; la vision des sept anges portant les sept coupes d’or de la colère de Dieu ; la vision des sept figures mystiques, dont la Bête et le Faux-prophète.
- Une symbolique numérale importante, en particulier des chiffres 7, 10 et 12, ainsi que le célèbre 666 de la Bête.
- L’image de Babylone, la grande prostituée, symbole du Mal et de sa chute.
- L’idée d’un affrontement final entre le Bien et le Mal (situé à Armageddon).
- La composante millénariste, étroitement liée à la perspective eschatologique : Satan enchaîné pour mille ans, puis délivré, mais finalement jeté dans un lac de de feu et de soufre ; l’annonce du Jugement final, débouchant sur une seconde mort ou sur la résurrection et la promesse de la Nouvelle Jérusalem pour les élus.
- On peut ajouter à cette liste la figure de l’Antéchrist, qui, bien que n’apparaissant pas dans l’Apocalypse, a été très rapidement reliée à la Bête et au chiffre 666.
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BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE :
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Baldacci, Alessandro, Anna Porczyk e Tomasz Skocki (ed.), Dossier « L’apocalisse nella letteratura italiana fra XX e XXI secolo », in : Nuova Corrente, 163, 2019.
Bosseman, Gaëlle, « Pourquoi et comment lire l’Apocalypse et les Prophètes dans la Péninsule ibérique (IXe-XIe siècle) ? », Questes, 38, 2018, p. 81-97.
Bull, Malcolm (comp.), La teoría del apocalipsis y los fines del mundo, Fondo de Cultura Económica, México, 2000 [1ère ed. en anglais : 1995].
Cohn, Norman, The Pursuit of the Millennium: Revolutionary Millenarians and Mystical Anarchists of the Middle Ages, Oxford University Press, New York, 1970 [1ère ed. 1957]. Traduction française : Les fanatiques de l’Apocalypse. Courants millénaristes révolutionnaires du XIe au XVIe siècle, avec une postface sur le XXe siècle, trad. de Simone Clémendot, Julliard, Paris, 1962.
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De Michelis, Ida (ed.), Dossier « Apocalissi e letteratura », Studi (e testi) italiani, 2005, 15.
Ellrodt, Robert, et Bernard Brugière (éd.), Age d’or et Apocalypse, Publications de la Sorbonne, Paris, 1986.
Engélibert, Jean-Paul, Apocalypses sans royaume. Politique des fictions de la fin du monde, Classiques Garnier, Paris, 2013.
———, Jean-Paul, Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse, La Découverte, Paris, 2019.
Fabry, Geneviève, Ilse Logie y Pablo Decock (eds.), Los imaginarios apocalípticos en la literatura hispano-americana contemporánea, Peter Lang, Bern, 2010.
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Fauvarque, Bertrand, « L’Apocalypse en Espagne (VII-VIII siècles) », Mélanges de la Casa de Velázquez, 32-1, 1996, p. 217-236.
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Victoria, Thierry, Un Livre de feu dans un siècle de fer. Les lectures de l’Apocalypse dans la littérature française de la Renaissance, Peeters, Louvain, 2009.
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INFORMATIONS PRATIQUES :
Le colloque se tiendra à l’Université de Lille en avril-mai 2021. La date précise de la rencontre sera communiquée le plus rapidement possible.
Les frais de séjour seront pris en charge. En revanche, nous ne pouvons nous engager pour l’instant à couvrir les frais de déplacements et vous prions de vous tourner d’abord vers vos équipes de recherche.
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Les propositions de communications (titre et résumé de 300 mots environ), accompagnées d’une brève notice biographique, seront à envoyer pour le 30 avril 2020 à l’adresse suivante :
retoursalapocalypse[@]gmail.com
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La langue de la rencontre sera de préférence le français, mais seront également acceptés l’espagnol, l’italien et le portugais. Pour la publication postérieure des travaux présentés au cours du colloque, les différentes langues des domaines linguistiques étudiés seront acceptées.
[1] Malcolm Bull, « Introducción: Para que los extremos se toquen », in : M. Bull (comp.), La teoría del apocalipsis y los fines del mundo, Fondo de Cultura Económica, México, 2000 [1ère ed. en anglais : 1995], p. 13.
[2] Les thèses opposées d’une sécularisation du religieux ou d’une pensée séculaire non issue du religieux ont été respectivement défendues par Ernest Lee Tuveson et Karl Löwith et par Hans Blumenberg. Une synthèse de ce débat est proposée par Bull, op. cit., p. 20-23.
[3] Cette distinction ne vise aucunement à disqualifier la première catégorie au profit de la seconde. Le fourmillement réflexif qui entoure aujourd’hui la notion d’apocalypse excède largement la sphère du religieux, mais trouve précisément sa richesse dans la multiplication des perspectives adoptées face au sentiment croissant d’angoisse qui caractérise notre présent. Parmi les réflexions séculières qui permettent ainsi de renouveler la pensée de l’apocalypse, on peut évoquer les travaux de Jean-Paul Engélibert et, en particulier, l’opposition qu’il propose entre apocalyptisme nihiliste et apocalyptisme critique, c’est-à-dire entre une posture s’arc-boutant sur la préservation de notre monde tel qu’il est et refusant toute perspective de changement et une attitude acceptant la remise en question du présent pour mieux pouvoir prévenir la fin des temps (voir l’introduction de Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse, La Découverte, Paris, 2019, p. 9-24).
[4] Parmi ces contresens, on peut mentionner ceux qui ont entouré au fil du temps la réception de l’Apocalypse de Jean, dont le discours consolateur a été transformé en paroles terrifiantes et dont les annonces écrites pour le présent ont été lues comme des prédictions concernant la lointaine fin des temps. Voir à ce sujet les travaux de Pierre Gibert, par exemple l’entretien proposé dans le numéro de L’Histoire sur les « Fanatiques de l’Apocalypse » (n° 422, avril 2016) : « Dans la Bible, l’Apocalypse est un texte politique » (URL : https://www.lhistoire.fr/«-dans-la-bible-lapocalypse-est-un-texte-politique-»).
[5] La nature de révélation divine du genre apocalyptique crée une affinité directe avec la littérature prophétique, mais les apocalypses se distinguent de cette dernière par divers aspects, notamment le contenu de cette révélation ou le statut du prophète au sein de la communauté humaine. Comme l’a signalé Harold Henry Rowley, la perspective vis-à-vis de l’avenir est également différente : « the prophets foretold the future that should arise out of the present, while the apocalyptists foretold the future that should break into the present » (The Relevance of Apocalyptic. A Study of Jewish and Christian Apocalypses from Daniel to the Revelation, Association Press, New York, 1963 [1ère ed. 1944], p. 38).
[6] Il existe, bien évidemment, une très ample bibliographie sur le sujet. Un ouvrage de référence est celui de Christopher Rowland : The Open Heaven. A Study of Apocalyptic in Judaism and Early Christianity, SPCK, London, 1982. Voir, en particulier, les p. 70-72 pour une brève synthèse sur la tradition apocalyptique, ainsi définie de façon très générale : « Apocalyptic seems essentially to be about the revelation of the divine mysteries through visions or some other form of immediate disclosure of heavenly truths » (p. 70).