Séminaire « L’air du temps. La chanson et l’histoire, entre poétique et politique »

  • End date:
    12/11/2019, 18:00
  • Place:
    Université Paris-Diderot - UFR Lettres, Arts Cinéma, en salle Pierre Albouy (685C), au 6e étage des Grands Moulins de Paris
HONTHORST, Gerrit van A Merry Group behind a Balustrade 1623-24 Oil on canvas, 99 x 139 cm Private collection (source: WGA)

HONTHORST, Gerrit van
A Merry Group behind a Balustrade
1623-24
Oil on canvas, 99 x 139 cm
Private collection (source: WGA)

Le prix Nobel de littérature récemment attribué à un auteur de chansons, de protest songs, a suscité dans la presse un débat sur la légitimité d’une telle récompense. Mais l’université est restée discrète à ce sujet. Malgré les efforts de quelques chercheurs comme Stéphane Hirschi, qui appelle à fonder une cantologie, la chanson est longtemps resté un objet relativement mal aimé des recherches universitaires, voire encore considéré comme peu légitime. Proportionnellement à son importance dans le champ culturel contemporain, peu de cours ou de thèses lui sont consacrés. La recherche regarde la chanson de biais, moins comme un objet spécifique que comme un sous-genre mineur de la poésie, ou de la musique, ou comme un document historique dont les spécificités ne sont pas toujours perçues. En France du moins, les raisons de ce relatif mépris sont liées à la fois à l’excès de la spécialisation disciplinaire et à la présence de « canons » académiques qui n’évoluent que très lentement. Or la chanson, à la croisée (voire à la source) de la poésie et de la musique, est par définition un objet hybride et complexe, qui articule en principe des paroles (un texte généralement en vers) et un air (monodique ou polyphonique), portés par la voix d’un ou plusieurs interprètes, éventuellement accompagnés d’instrument(s). Chacune de ces données est elle-même variable : les mêmes paroles peuvent inspirer plusieurs airs ; le même air peut inspirer de nouvelles paroles (on parle de timbre, de parodie), la même chanson peut inspirer différents interprètes, diverses « reprises » plus ou moins originales, voire subversives, etc. Cette complexité formelle de l’objet requiert une approche plurielle, clairement affichée et soutenue par des structures interdisciplinaires telles que notre université peut en créer. Seule une telle structure peut promouvoir efficacement de nouvelles approches et favoriser la mise en œuvre d’une méthodologie adaptée, dépassant les habituels clivages disciplinaires.

Commençons donc par définir ici les traits spécifiques de notre objet :
• Un objet partagé, omniprésent dans nos vies, et qui intéresse tout le monde : tout le monde a appris des chansons, tout le monde en chante ou en écoute, seul et/ou en groupe. C’est là un phénomène culturel majeur, qui unit tous les peuples, toutes les époques et toutes les classes sociales. C’est une singularité rarement observée de la chanson que de constituer une sorte d’hypergenre artistique universellement répandu et pouvant servir de carrefour entre les cultures et entre les époques. En termes d’impact potentiel, c’est là un trait remarquable de cet objet.
• Un objet transséculaire : il s’agit a priori de se pencher sur des « paroles de musique » des origines à nos jours. Sans omettre l’ancrage historique de chaque chanson, le projet vise à mettre en valeur dans le temps long des continuités et des évolutions quant aux enjeux poétiques et politiques de l’écriture de paroles destinées au chant.
• Un objet transdisciplinaire : l’étude de la chanson ne doit négliger aucun des aspects qui la définissent dans le monde d’aujourd’hui (texte écrit qui la porte jusqu’à nous, musique, performance orale et donc sonore, plus ou moins ritualisée, enregistrement éventuel avec ou sans accompagnement instrumental, captation filmée, sans oublier éventuellement la danse). L’étude de la chanson requiert donc le concours et la collaboration de nombreuses disciplines : littérature (poétique), musique, intermédialité, sciences humaines. Comme phénomène humain universel, la chanson concerne potentiellement toutes les sciences humaines : psychologie, sociologie, ethnologie, anthropologie, histoire, histoire du livre… et pourquoi pas une philosophie de la chanson (voir Agnès Gayraud, Dialectique de la pop, La Découverte, 2017) ?
• Un objet à la fois très ancien et complètement contemporain : les paroles de chanson sont peut-être aujourd’hui, et de loin, la principale forme sous laquelle s’invente et se diffuse la création poétique (voir Guido Mazzoni, Sur la poésie moderne, trad. C. Fiagu Manning, Classiques Garnier, 2014). Mieux : grâce aux nouvelles technologies d’enregistrement et de communication (radio, télévision, Web), ces œuvres poétiques, portées par la vibration des voix et des ondes, sont désormais capables d’atteindre très rapidement des millions de personnes à travers le monde. Cette amplitude nouvelle ne fait-elle pas de la chanson l’un des phénomènes esthétiques, sociaux et culturels majeurs de notre temps ?
Pourtant, ni les sciences sociales, ni la linguistique, ni la théorie littéraire, ni l’histoire des idées n’ont encore réellement constitué les chansons en objet d’étude reconnu. Cet immense corpus demeure largement en friche, en dépit de son intérêt, de sa diversité, et du goût de tout un chacun pour les chansons qui rythment nos vies.

Méthodologie

Le financement IDEX (octroyé pour la seule année 2019-2020, et éventuellement renouvelable en 2020- 2021) est conçu pour permettre l’amorçage de projets plus ambitieux et à plus long terme. Dans ce laps de temps limité, les objectifs immédiats seront nécessairement modestes. Il s’agira dans un premier temps d’identifier des personnes intéressées et disponibles pour s’engager à plus long terme dans un projet interdisciplinaire sur les questions indiquées, de leur permettre de se connaître, et d’identifier les compétences, les goûts et les souhaits de chacun. Il serait souhaitable d’établir aussi en commun une bibliographie de base des (meilleurs) travaux sur le sujet, qui n’existe pas à ce stade. Ce premier travail pourra s’accomplir dans le cadre d’un séminaire et/ou de manifestations collectives régulières (journées d’études, réunions de travail, etc.).

Pour créer les conditions de l’interdisciplinarité, on envisage par ailleurs de privilégier les études de cas qui permettent de croiser sur un objet précis le regard de différentes disciplines (on pourra focaliser l’attention sur un petit nombre de chansons d’époques diverses, soigneusement choisies).
On tentera de compléter au fil des travaux collectifs le champ et la méthode de la « cantologie » proposée par S. Hirschi, en soulignant davantage la dimension historique et politique de la chanson, sans oublier ses usages rituels, sociaux, religieux, au cœur de la « cité », de Pindare au rap en passant par les griots. L’objectif est de rendre compte aussi précisément que possible d’une expérience individuelle et collective de la chanson, attentive aux enjeux politiques et sociaux du genre, sur la base d’études de cas précis. Pour chaque chanson, on pourra se demander : comment naît-elle et se diffuse-t-elle, au moyen de quels supports (tradition orale, manuscrit avec ou sans musique, imprimé avec ou sans musique, enregistrement, supports numériques…) ? Comment devient-elle (ou non) un succès ? Comment un tel succès est-il attesté, récompensé ? Comment la chanson s’apprend-elle (qu’est-ce au juste que la mémoire des chansons ?), comment on l’interprète, on se l’approprie (on la copie, sur quel support ?), on la transforme, on la récrit. Comment l’évolution des supports contribue-t-elle à l’évolution du genre de la chanson, et d’une chanson en particulier, et de notre façon de les écouter, de les aimer, de les chanter ?

Le projet pourrait se structurer notamment autour de deux axes majeurs :

Chanson et politique
Comment la chanson intervient-elle dans le champ du politique ? Inscrites en profondeur dans l’histoire de leur temps, les chansons ont participé à l’œuvre de propagande des parti(e)s en présence. Elles ont pu contribuer à rassembler des communautés, notamment par le biais de la commémoration des événements et des figures qu’elles ont chantés. L’investigation portera sur le statut de la vérité, sur l’utilisation de la rumeur et d’une rhétorique propagandiste, car les nouvelles véhiculées dans ces chansons, comme dans d’autres textes d’actualité, sont le fait d’auteurs, parfois anonymes, qui peuvent prendre fait et cause pour un parti ou une idée. Comment saisir leur influence réelle et leurs modalités d’action ? Quels liens, quelles tensions, quels conflits entre le pouvoir et les chanteurs ou chanteuses ? Quelles formes d’engagement politique pour les chanteurs, dans leurs chansons mais aussi autrement ? On pourra suivre aussi les pistes ouvertes par l’helléniste et anthropologue Claude Calame (EHESS) dans son dernier ouvrage La tragédie chorale. Poésie grecque et rituel musical, Les Belles Lettres, 2017 qui envisage les manifestations poétiques grecques comme des performances musicales ritualisées, à portée politique ; les comparaisons esquissées avec certaines formes de chant contemporaines telles que le rap ou le slam sont-elles légitimes ?
La comédie musicale américaine offre un autre exemple emblématique des enjeux politiques de la chanson. Il est en effet possible de démentir l’idée reçue selon laquelle Broadway privilégie un répertoire anodin à des fins de simple divertissement : c’est bien d’un théâtre politique qu’il s’agit (sous des apparences parfois trompeuses), et les chansonniers de Broadway pratiquent un art engagé, en prise sur les grandes controverses du moment. (Mathieu Duplay)
Non moins éclairantes sont les relations complexes qu’entretient le régime communiste de la République Populaire de Pologne (1945-1989) avec la rock culture : elles ne se résument pas au rejet, à l’interdiction et à la censure (en fait extrêmement rare). Ce n’est qu’au début des années 1980, avec l’affaiblissement du régime, que le rock polonais devient plus ouvertement anticommuniste, tout en étant produit et distribué dans le cadre de l’industrie et des circuits culturels mis en place et contrôlés par l’Etat. (Dariusz Krawczyk)

Chanson et histoire
Dans la perspective méthodologique développée par la revue Ecrire l’histoire, et par le récent colloque Chanter l’actualité, les relations de la chanson et de l’histoire pourraient être explorées selon ces deux axes :

– La chanson constitue-t-elle un moyen d’écrire l’histoire ? Y a-t-il des périodes privilégiées où elle a rempli ce rôle, et pourquoi ? Dans quel but la chanson, art du présent, s’empare-t-elle de la matière historique, et que lui fait-elle dire ?
– La chanson comme objet d’étude de l’histoire : à partir de quand une histoire de la chanson se constitue- telle, et selon quelles bases ? La chanson est-elle considérée comme un marqueur historique par certains historiens ? Quelle place lui font-ils en tant que « document », et comment l’analysent-ils ? Une enquête systématique sur les références à des chansons dans le corpus historiographique serait passionnante à cet égard.

La première séance du séminaire, organisé par Jean Vignes et l’équipe CERILAC EA 4410, aura lieu dans les locaux de l’UFR Lettres, Arts, Cinéma de l’Université Paris-Diderot, en salle Pierre Albouy (685C), au 6e étage des Grands Moulins de Paris, le mardi 12 novembre, de 18h à 20 heures.