Adeline Lionetto-Hesters : De Laure à Marie : l’ascension avortée du poète dans la dernière canzone du Canzoniere de Pétrarque
Adeline Lionetto-Hesters, U. Paris-Sorbonne
Présentation :
Toi seule es pure, Dame des Rêves, que je puis concevoir comme amante sans concevoir de tache, parce que tu es irréelle. […]
Comment ne pas t’adorer alors que tu es la seule adorable ? Comment ne pas t’aimer, si toi seule es digne d’amour ? […]
Mais toi, dans ta vague essence, tu n’es rien. Tu n’as pas de réalité, pas même une réalité qui serait à toi seule. En fait, je ne te vois pas, ne te sens même pas. Tu es comme un sentiment qui serait en même temps son propre objet, et qui appartiendrait tout entier au plus intime de lui-même. […] Ton profil est de n’être rien, et le contour de ton corps idéal défait, en perles isolées, le collier de l’idée même de contour.
Fernando Pessoa, “Notre-Dame du Silence”, Livre de l’intranquillité.
La voix du Serpent insinue : “Vous serez comme des dieux.” L’Etrangère invite : “Viens, enivrons-nous d’amour jusqu’au matin” (Proverbes 7, 18). Les Sirènes chantent : “Viens, Ulysse fameux […] arrête ton navire afin d’écouter notre voix. […] Nous savons tout ce qui advient sur la terre féconde” (Odyssée, XII). La Belle Dame sans Merci entraîne le chevalier dans sa grotte en lui chantant un “chant de fée”, elle le berce, l’endort et lui fait rêver son dernier rêve “sur le versant de la froide colline” (Keats). La séduction, dans les emblèmes moraux d’autrefois, marquait le point où les chemins bifurquent. Elle promet le savoir et le plaisir, mais conduit à la mort.
[…] Séduire, selon l’étymologie, c’est attirer à l’écart. Surgit un être fatal, d’une éclatante beauté, parlant d’une voix suave, offrant des plaisirs inconnus. Il ne fallait pas l’écouter. Il eût mieux valu éviter son regard. Un pas hors de la route sûre en a entraîné un autre et l’on se voit soudain égaré en terre de perdition.
Jean Starobinski, Les Enchanteresses.
L’ultime canzone du Canzoniere de Pétrarque est adressée à Marie, figure virginale et céleste dont le poète espère qu’elle saura le détourner définitivement de Laure et étouffer l’amour pondus qui le lie à cette dame au laurier, “celle qui des femmes est le soleil”. Toutefois, la lumière mariale n’éclipse pas l’enchanteresse dont les traits réapparaissent insidieusement sur le visage de la Vierge mère. Tentative avortée de retrouver la voie droite, de mettre fin à l’errance et de quitter la forêt obscure des désirs, cette dernière pièce propose une image profonde et kaléidoscopique de la créature féminine inspiratrice du texte, figure qui fascine, distrait mais aussi rassure et promet le paradis.