Bruno Méniel : Libéralité et justice dans la poésie épique française de la Renaissance

Cette section constitue la partie 6 de 12 du numéro
LE VERGER – Bouquet II : La libéralité au XVIe siècle

Bruno Méniel, Université de Rennes 2

 

Maître de la Séquence de Joseph, panneaux latéraux d'un triptyque "de justice", représentant Philippe de Habsbourg et Jeanne de Castille, vers 1505, Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles (source : WGA)

Maître de la Séquence de Joseph, panneaux latéraux d'un triptyque "de justice", représentant Philippe de Habsbourg et Jeanne de Castille, vers 1505, Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles (source : WGA)

La libéralité n’est pas, dans la poésie épique de la Renaissance, un simple thème, c’est aussi la qualité d’où procède la composition même de l’œuvre. À la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, le poème épique, entendu au sens large de long poème narratif en vers longs de style élevé, se trouve rarement sur les étagères du libraire ; il est l’objet d’un don. Il est dédié à un grand personnage, qui peut être un protecteur effectif ou un mécène potentiel. Le poète s’efforce de rendre précieux le présent qu’il fait en multipliant les pièces liminaires, où se déploie l’éloquence encomiastique et où le don du poème reçoit une signification. Le poète assure la renommée du dédicataire, voire son immortalité, mais le don du poème se présente d’emblée comme un contre-don : plus que d’un don, il s’agit d’un échange. En un même geste, le poète offre et reçoit. Le protecteur n’est pas d’abord celui qui accorde une récompense, mais celui qui insuffle une énergie spirituelle, fournit une matière.

Le poème héroïque traditionnel ne s’adresse qu’à un souverain. Ce choix ne tient pas seulement à la correspondance établie entre hiérarchie des genres et hiérarchie sociale, mais aussi au fait que le poème héroïque traite de l’art de gouverner et de l’éthique particulière de celui qui prend en charge le destin de la communauté nationale. Dédier un poème épique, c’est accomplir, en même temps qu’un acte de libéralité, un acte de courage. Le faire à un autre que le roi revient à choisir son camp, à déclarer allégeance, à s’engager à découvert sur la scène politique ; mais le faire au roi ne revient pas à abandonner tout libre arbitre. Si le poète épique dénigre toujours le courtisan, c’est qu’il se défend d’en être un et qu’il le considère comme son double négatif. Le poète épique revendique le choix du parler-vrai, et le statut de conseiller du prince. Le poème épique est donc le lieu d’une réflexion sur les conduites : il se montre plus souvent critique à l’égard de l’avarice et de l’ingratitude que favorable à la libéralité en tant que telle. La fin de la Renaissance a donné au genre une telle ampleur qu’il a éclaté en plusieurs espèces, chacune ayant son éthique propre : le poème héroïque, le poème romanesque, le poème de combat et le poème biblique. Le choix de telle ou telle espèce de poème épique peut être mis en relation avec des partis pris politiques ou religieux. Le poème épique définit essentiellement deux sortes de libéralité : la charité et la juste récompense. L’une apparaît dans le poème biblique, le poème romanesque et le poème de combat critique à l’égard du prince. L’autre se manifeste surtout dans les œuvres qui adoptent le point de vue du roi et s’efforcent de définir une éthique qui lui soit propre, c’est-à-dire le poème héroïque et le poème de combat favorable au souverain. Toutefois, lorsqu’elle se borne à récompenser le mérite et la droiture, la libéralité royale perd son panache : elle ne procède plus d’un geste passionnel et intuitu personae, mais seulement d’un souci de bonne administration.

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Pour consulter le sommaire du bouquet du Verger consacré à la Libéralité, on peut se reporter ici.

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